Les agriculteurs d’Afrique de l’Ouest sont confrontés à une perte de fertilité chronique des sols agricoles. Leur vulnérabilité s’accentue dans un contexte toujours plus complexe : demande croissante en produits agricoles, instabilité géopolitique, changement climatique… Quelles solutions concrètes peuvent être diffusées pour améliorer la résilience des agricultures forestières ouest-africaines ? La Fondation FARM s’est rendue en Côte d’Ivoire à la rencontre de plusieurs acteurs de terrain.
Santé des sols, santé humaine : les moteurs d’un changement de pratiques
La fertilité des sols forestiers était au cœur des échanges du séminaire organisé en Côte d’Ivoire en mai dernier, à l’initiative de « 4 pour 1000 », du ministère d’Etat de l’Agriculture et du Développement rural de Côte d’Ivoire et du CIRAD. La Fondation FARM a participé à ce séminaire et a pu, à cette occasion aller à la rencontre de maraîchers ainsi que de producteurs de cacao et de banane.
Dans les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, les cultures forestières d’exportation – cacao, café, hévéa, palmier – jouent aujourd’hui un rôle économique et social clé. Le cacao en Côte d’Ivoire en est l’exemple le plus emblématique. L’histoire de cette filière est liée à un important processus d’immigration et elle joue depuis des décennies un rôle prépondérant dans les revenus d’exportation. Son développement – tout comme celui des autres cultures forestières – s’est en grande partie construit sur la mise en culture de forêts naturelles et sur la richesse des sols issus de cette déforestation. La superficie des forêts en Côte d’Ivoire a ainsi régressé de 80% depuis 1955.
Mais, sans entretenir la fertilité des sols forestiers, celle-ci s’amenuise au cours du temps. Cette baisse naturelle de fertilité des sols se traduit par une plus grande fragilité face aux aléas climatiques et aux maladies et, par conséquent, des rendements plus aléatoires pour les producteurs. Les agriculteurs tentent d’y pallier, avec plus ou moins de succès, par des apports toujours plus importants d’engrais. Même si les producteurs d’Afrique de l’Ouest utilisent 8 fois moins d’engrais azotés que la moyenne mondiale, les doses appliquées augmentent pour tenter de maintenir les rendements, ce qui pose des questions sur le devenir de ces cultures et sur la durabilité économique des exploitations, mais aussi environnementale.
En outre, l’agriculture pratiquée sur ces sols est souvent intensive et spécialisée autour de quelques espèces cultivées en monoculture. Ces modes de culture épuisent les sols et favorisent les plantes concurrentes et les bioagresseurs qui profitent de ces milieux homogènes pour se développer. Pour y faire face, les producteurs utilisent de manière croissante les intrants chimiques et notamment les pesticides.
Entre maintien de la fertilité avec des engrais de synthèse et lutte contre les agresseurs avec des pesticides, les producteurs de ces cultures forestières se retrouvent enfermés dans un cercle vicieux qui peut être très préjudiciable économiquement pour leur exploitation. Ils dépendent toujours plus d’intrants dont les prix et la disponibilité fluctuent fortement, sans enrayer pour autant la baisse tendancielle des récoltes.
Par ailleurs, les populations rurales ressentent de plus en plus les effets de ces produits chimiques sur leur santé et sur l’environnement. Pour Alida N’Takpe, productrice de cacao et présidente de la coopérative RASSO à Agboville en Côte d’Ivoire, « la première motivation qui pousse les producteurs à changer de pratiques agricoles, c’est l’impact des produits chimiques sur notre propre santé ». Selon une étude réalisée à Yamoussoukro auprès de maraichers, 60 % des producteurs interrogés se disent contaminés par les pesticides. Ils utilisent des produits phytosanitaires qui ne sont parfois pas appropriés aux cultures vivrières, dans des conditions d’usage qui constituent un vrai risque sanitaire et environnemental.
Substituer les produits chimiques ou transformer le système de production
Diminuer l’usage de produits phytosanitaires et les substituer par d’autres procédés naturels est un axe de travail pour améliorer la santé des sols et restaurer leur fertilité durablement.
Pour réussir à se passer de produits phytosanitaires, la coopérative de producteurs de cacao SCEB, en Côte d’Ivoire, a créé pour ses 300 membres une unité de fabrication d’intrants biologiques. Installée en 2020, cette bio-fabrique d’engrais et de pesticides utilise des ingrédients locaux, à partir de la microflore présente dans le sol des forêts. En effet, l’humus contient naturellement les micro-organismes utiles aux arbres pour se développer et se défendre.
Le retour d’expérience de Georges Nguessan, qui coordonne le développement de cette innovation au sein de la coopérative, est positif. « Un cacaoyer bien nourri est en bonne santé et sait bien mieux se défendre. On voit que les arbres sont plus vigoureux, notamment en cas de sécheresse. On constate aussi que nos cacaoyers vivent plus longtemps ».
La mise en place d’un tel système requiert des compétences techniques pointues et un accompagnement des producteurs. Pour ce faire, la coopérative a notamment pu compter sur le soutien du programme Equité, co-piloté par les équipes locales d’AVSF et Commerce Equitable France. Equité a permis de professionnaliser la fabrication de bio-intrants et de participer à la diffusion des connaissances entre organisations de producteurs en Côte d’Ivoire.
D’autres pratiques peuvent aussi être utilisées par les producteurs au niveau du système de production. Lucie Temgoua, professeure à l’Université de Dschang au Cameroun, a insisté lors du séminaire d’Abidjan sur les bénéfices environnementaux et économiques de l’agroforesterie. Elle part du constat que la monoculture fragilise et appauvrit le sol.
Dans ces contextes, le sol stocke jusqu’à 4 fois moins de carbone qu’une forêt naturelle. Le principe de l’agroforesterie est de réintroduire une diversité d’arbres dans une parcelle de production pour recréer un écosystème forestier complexe, ce qui permet de restaurer le stock de carbone dans le sol.
L’agroforesterie est une association, sur une même parcelle, de cultures (cacao, café) et de plus grands arbres dits de services. Par leur présence ces derniers bénéficient à l’écosystème, notamment en termes d’ombrage et de fertilité des sols. Globalement les cultures résistent ainsi mieux à la sécheresse et la lutte biologique est favorisée.
Ils peuvent également apporter des avantages supplémentaires à l’agriculteur à travers un usage des autres arbres pour des productions alimentaires, médicinales, ou comme source de bois de chauffage.
Lors du séminaire international, la coopérative de Camayé en Côte d’Ivoire a partagé son expérience de la culture de cacao en agroforesterie. Accompagnée par l’ONG française AVSF, elle a mesuré rapidement les bénéfices d’un système pluri-fonctionnel, basé sur la présence de grands arbres associés aux cacaoyers.
La réussite de la conduite de cultures en agroforesterie dépend de deux éléments fondamentaux : le choix des espèces associées et la densité de plantation. Les arbres de services doivent être choisis pour apporter un intérêt socio-économique. Les producteurs de la coopérative Camayé ont ainsi implanté dans leurs cacaoyères d’autres espèces d’arbres fruitiers pour assurer une source de revenu supplémentaire.
Ensuite, se pose la question de la densité de plantation. Un équilibre doit être trouvé entre les cultures et les arbres de service, qui puisse maintenir un rendement convenable sur le long terme. Selon les études conduites par le CIRAD, pour la culture de cacao au Cameroun une densité de 136 arbres de services par hectare de cacaoyère serait le meilleur compromis entre rendement en cacao et effets positifs sur l’environnement.
Dans ces conditions, on peut trouver presque autant d’arbres de services que de cacaoyers sur la parcelle, pour un rendement en cacao similaire à celui d’une monoculture.
Ainsi les producteurs de la coopérative Camayé ont témoigné de la robustesse d’un modèle économique basé sur l’agroforesterie, grâce à des rendements de cacao comparables à ceux du conventionnel et des sources de revenus diversifiés toute l’année.
Une transformation des pratiques agricoles sous quatre conditions
Rentabiliser
Ce changement de pratiques agricoles ne peut pas se faire au détriment du revenu du producteur. Si les producteurs sont sensibles à l’argument « santé », nombreux sont ceux qui n’osent pas changer leurs habitudes de peur d’une hausse des coûts de production. Selon Fulbert Dago, Responsable adjoint d’AVSF en Côte d’Ivoire, le coût du travail manuel verrouille, dans l’esprit des producteurs, l’adoption de ces nouvelles pratiques plus intensives en main d’œuvre.
En effet, à la facilité d’usage des pesticides s’oppose un accroissement de travail de désherbage, bien souvent manuel dans le cas d’une agriculture très peu mécanisée. De même, ce changement de pratique implique davantage de temps passé à la surveillance pied par pied et aux actions curatives ciblées.
Pour Sébastien de Ricaud, Directeur des opérations à la SCB (filiale ivoirienne du groupe Compagnie Fruitière engagée dans une politique de transition agroécologique), l’utilisation des bio-intrants doit être associée à des technologies d’agriculture de précision qui nécessitent de nouvelles compétences. Il nous a indiqué lors d’une visite de plantation de bananes que cette alternative aux traitements chimiques peut en définitive coûter 5 fois plus cher.
Organiser
Alida N’Takpe (Coopérative RASSO) nous a confié qu’une des clés pour réussir ces transformations réside dans l’organisation collective des producteurs. Selon elle, « les producteurs rejoignent les coopératives car ils y trouvent des solutions pour mieux s’organiser entre eux, en plus d’un accompagnement technique, de formations et d’une valorisation des produits ».
Sa coopérative cacaoyère est d’ailleurs passée de 100 à plus de 1600 membres en l’espace de 8 ans. L’organisation des producteurs en groupements permet d’apporter une réponse collective à l’enjeu du besoin de main d’œuvre. En outre, dans des territoires souvent touchés par l’exode rural, le développement de systèmes de production plus intenses en main d’œuvre peut aussi présenter une opportunité d’emploi.
Le regroupement et l’organisation des producteurs en coopérative est de plus en plus visible en Côte d’Ivoire qui compte aujourd’hui plus de 2000 coopératives, dont 90 % dans les filières cacao et café.
Accompagner
Si ce système de production peut être effectivement rentable à terme pour le producteur, il n’en demeure pas moins qu’il doit assumer un risque élevé pendant les premières années. La transition demande donc des efforts de formation et d’accompagnement technique adaptés aux conditions spécifiques de chaque parcelle.
Financer
Mais comment financer, à l’échelle des agriculteurs, un projet de plantation qui mobilise entre une et quatre années de chiffre d’affaires, ou du matériel pour la fabrication d’intrants naturel ? Et comment gérer les risques de rendement les premières années avant de pouvoir bénéficier des services écosystémiques liés à la présence des grands arbres ?
Pour les producteurs ou leur coopérative, les solutions de financement de l’investissement initial et de portage du risque associé restent peu diffusées. « En plus des coûts liés à la replantation (achat des arbres), les agriculteurs prennent des risques en changeant leur pratique. Ils doivent se sécuriser.
Pour cela, des outils existent, comme l’amélioration de la gestion de l’eau avec l’irrigation. Mais il faut pouvoir accéder plus facilement au crédit », nous explique Joséphine Francis, productrice au Liberia et Vice-présidente du Réseau des organisations paysannes et des producteurs d’Afrique de l’Ouest (ROPPA).
Les organisations de producteurs sont un maillon essentiel de la chaine de financement pour envisager un déploiement à grande échelle des pratiques agroforestières. Des coopératives, comme celles accompagnées par AVSF, expérimentent des prêts aux agriculteurs sur 1 à 4 ans, financés par des fonds ou des institutions de microfinance.
Les acteurs de la filière – transformateurs, industriels, distributeurs – ont aussi un rôle à jouer à travers la valorisation des produits, par exemple au moyen d’une contractualisation pluriannuelle et d’un prix minimum garanti au producteur. Les filières de commerce équitable sont un autre levier efficace qui a permis aux 300 producteurs de la coopérative SCEB d’adopter les bio-intrants et de développer l’agroforesterie.
Une des solutions présentées par des acteurs des filières lors du séminaire d’Abidjan consiste à s’appuyer sur les mécanismes de la vente de crédits carbone pour financer des projets de réhabilitation de parcelles agricoles forestières. Cela suscite de très fortes attentes de la part des producteurs mais aussi beaucoup d’interrogations quant aux conditions et aux modalités de leur mise en œuvre.
Ainsi, devant le défi de la fertilité et de la protection des sols, plusieurs types de solutions existent basées sur la substitution de techniques trop nuisibles à la santé des populations ou de l’environnement, ou sur l’agroforesterie.
La mise à l’échelle de ces solutions en Afrique de l’Ouest passe cependant par un travail collectif indispensable entre décideurs, producteurs, chercheurs et acteurs des filières. Mais les agricultures africaines sont parmi celles qui bénéficient le moins de soutiens publics. Un renforcement des politiques publiques en agriculture est nécessaire pour soutenir les acteurs des filières, et en premier lieu les producteurs, dans cette transition.
Afin qu’elles soient cohérentes à l’échelle locale et régionale, les bases de ces actions gouvernementales pourront être posées à travers des espaces de collaboration public/privé et interdisciplinaires. C’est à ces conditions qu’elles pourront se déployer sans contradictions auprès des producteurs et des acteurs de filières.
Fondation farm